Solveig Serre et David Coeurjolly « ICCARE – Industries culturelles et créatives »

Laurent Courau
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PEPR ICCARE - Lancement du projet HARMONIE (mars 2025)

Dans un monde en pleine transformation numérique, les industries culturelles et créatives (ICC) occupent une place stratégique, tant sur le plan économique que symbolique, voire géopolitique en terme de rayonnement culturel et de soft power. Face aux bouleversements induits par l’intelligence artificielle, la réalité virtuelle, ou encore la génération automatisée de contenus, il devient urgent de repenser collectivement l’avenir de la création, de la mémoire et des imaginaires. Dans ce contexte, le dialogue entre la recherche publique et les acteurs privés de la culture et du numérique ne fait désormais plus office de luxe mais de nécessité. Les innovations technologiques ne peuvent se contenter d’une approche technique : elles doivent être interrogées dans leurs usages, leurs modèles, leurs impacts sociaux et esthétiques.

C’est l’un des grands chantiers voulu par Emmanuel Macron lors de son second quinquennat : réarmer la France face aux défis du futur. Annoncé à l’automne 2021, le plan France 2030 entend donc injecter 54 milliards d’euros dans les secteurs jugés stratégiques pour la souveraineté et la compétitivité du pays. Avec l’ambition de faire émerger les technologies et les industries qui dessineront l’économie de demain — des batteries aux énergies vertes, de la santé à l’alimentation durable, sans oublier les industries culturelles et créatives, levier essentiel du rayonnement français à l’international.

Ce plan d’investissement massif ne se limite pas à soutenir les filières classiques : il veut miser sur l’innovation de rupture, la recherche appliquée, les partenariats public-privé, et la montée en puissance de champions industriels. Avec France 2030, l’État cherche à créer des passerelles entre scientifiques, entrepreneurs, artistes et ingénieurs, pour faire de la France une terre de création, de production, mais aussi d’influence. Une ambition qui prend tout son sens dans un monde où la compétition économique se joue aussi sur le terrain de l’imaginaire et de la culture.

À titre d’exemple récent, on pense au plan coréen pour la culture dans les années 2000 — souvent désigné comme le début de la « Hallyu », ou « vague coréenne » — qui a marqué un tournant stratégique dans le développement économique du pays. Conscientes du potentiel des contenus culturels comme vecteur d’influence et de croissance, les autorités sud-coréennes ont massivement investi dans les industries culturelles, du cinéma à la musique en passant par les jeux vidéo. Une politique volontariste, mêlant soutien public, incitations fiscales et développement d’infrastructures, qui a permis l’émergence d’un soft power coréen puissant, capable de conquérir les marchés mondiaux et de redéfinir l’image du pays sur la scène internationale. Le succès mondial de la K-pop, du cinéma coréen et des séries télévisées constitue l’un des résultats les plus visibles de cette stratégie d’exportation culturelle planifiée.

C’est tout le sens du PEPR ICCARE, dont il est question dans cet entretien, un ambitieux programme de recherche exploratoire lancé par l’État dans le cadre de France 2030. Objectif : structurer une communauté de recherche interdisciplinaire, à la croisée des sciences humaines, de l’informatique, de la création artistique et de l’entrepreneuriat culturel. À travers ses six projets structurants – du métavers à l’IA générative, en passant par le patrimoine numérique –, ce programme vise à renforcer l’innovation dans les ICC tout en assurant le rayonnement culturel et technologique de la France sur la scène internationale. Un pari sur l’intelligence collective, la coopération public-privé et l’excellence scientifique au service d’une souveraineté créative. des thématiques aussi variées que l’intelligence artificielle au service de la création, les nouvelles formes de narration, l’impact environnemental de la culture ou encore la préservation du patrimoine numérique.

Solveig Serre et David Coeurjolly - PEPR ICCARE

Depuis 2022, Solveig Serre et David Coeurjolly co-dirigent le PEPR ICCARE, apportant leurs expertises scientifiques et techniques pour renforcer les synergies entre recherche fondamentale, sciences humaines et sociales et industries culturelles et créatives.

Le PEPR ICCARE (Industries Culturelles Créatives et Arts : Recherches et Expérimentations) vise à structurer une recherche interdisciplinaire ambitieuse, en lien étroit avec les acteurs du monde culturel et créatif. Il s’articule autour de six projets ciblés, qui explorent des thématiques aussi variées que l’intelligence artificielle au service de la création, les nouvelles formes de narration, l’impact environnemental de la culture ou encore la préservation du patrimoine numérique.

SOLVEIG SERRE

Historienne et musicologue, Solveig Serre est directrice de recherche au CNRS, rattachée au Centre d’études supérieures de la Renaissance (CESR, UMR 7323) à Tours. Ancienne élève de l’École nationale des chartes, elle a soutenu une thèse sur l’Opéra de Paris au XVIIIe siècle, explorant les liens entre musique et pouvoir à l’époque des Lumières. Ses travaux couvrent un large spectre, allant de l’histoire des institutions musicales sous l’Ancien Régime à l’étude des musiques populaires contemporaines, notamment la scène punk française. Elle co-dirige le programme de recherche PIND (Punk Is Not Dead) avec Luc Robène et s’investit dans des projets interdisciplinaires mêlant sciences humaines et technologies numériques.

DAVID COEURJOLLY

Informaticien spécialisé en géométrie discrète et en traitement des formes, David Coeurjolly est directeur de recherche au CNRS, au sein du laboratoire LIRIS (UMR 5205) à Lyon. Ses recherches portent sur le traitement numérique de la géométrie, la visualisation 3D, le rendu d’image et plus généralement l’informatique graphique, avec des applications variées allant de l’imagerie médicale à la création numérique. Depuis 2022, il est responsable scientifique du GdR « Informatique géométrique et graphique, réalité virtuelle et visualisation » (GdR IG-RV, GDR3000), structure fédérative nationale regroupant près de cinquante unités et sept cents membres (enseignants-chercheurs, chercheurs, ingénieurs, post-doctorants et doctorants).

Propos recueillis par Laurent Courau.
Photographie de Drew Dizzy Graham.

Démarrons peut-être par France 2030, ses stratégies d’accélération industrielle et la place qu’y occupe le PEPR ICCARE consacré aux industries culturelles et créatives (ICC) ? Un plan d’investissement, voulu par le président de la République, Emmanuel Macron et doté d’un budget de 54 milliards d’euros, qui devrait permettre de rattraper le retard industriel français en investissant massivement dans les technologies innovantes et en soutenant la transition écologique.

Solveig Serre : Emmanuel Macron a lancé le Secrétariat général pour l’investissement (SGPI), qui est rattaché à Matignon et comprend 20 stratégies nationales d’accélération industrielle, pour couvrir les enjeux stratégiques majeurs de la France. Il y a, par exemple, la cybersécurité, le quantique, l’hyrogène décarbonée, etc. Et parmi ces thématiques, une stratégie nationale d’accélération industrielle des industries culturelles et créatives françaises, moins dotée que les autres, bien que les ICC pèsent plus lourd dans le PIB de la France que l’industrie automobile, notamment en termes d’emplois non délocalisables.

Chaque stratégie d’accélération comprend un segment recherche, appelé PEPR – Programme et équipement prioritaire de recherche. Ainsi, la cybersécurité a son PEPR, le quantique également. Dans notre cas, nous sommes donc le volet recherche de la stratégie d’accélération des industries culturelles et créatives.

David Coeurjolly : Ce qui est spécifique au PEPR ICCARE, c’est qu’il est uniquement porté par le CNRS. Cela s’explique par le fait que les  les industries culturelles et créatives mobilisent à la fois les sciences humaines et sociales (SHS) et les sciences informatiques, deux domaines que le CNRS couvre largement. Contrairement à d’autres organismes plus spécialisés (INRIA en informatique, CEA en énergie), le CNRS est pluridisciplinaire et reste le seul à avoir une implantation forte en SHS à l’échelle nationale.

À l’époque du lancement, la structuration de la recherche sur les ICC était quasi inexistante. Il y avait certes des chercheurs intéressés par des problématiques proches (réalité virtuelle, informatique musicale, etc.), mais pas de communauté clairement identifiée, ni de centres spécialisés. Le CNRS apparaissait donc naturellement comme l’acteur légitime pour porter cette initiative.

Comment vous êtes-vous, respectivement, trouvés impliqués dans le PEPR ICCARE ?

David Coeurjolly : J’ai été approché par l’INS2I (CNRS Sciences informatiques), en tant que directeur du GDR, une structure du CNRS qui chapeaute de nombreux laboratoires en France, autour du thème de l’informatique graphique. L’INS2I m’a sollicité pour réaliser des cartographies de la recherche en informatique sur les sujets de la réalité virtuelle, des médias immersifs, de la création de contenu 3D, etc. Et suite à cette cartographie, ils m’ont demandé de porter le PEPR, au titre de l’informatique. Ce qui fait la spécificité du projet, là, c’est vraiment de réunir à la fois l’informatique et les sciences humaines.

Soit ce bi-pilotage, que nous assurons avec Solveig Serre. Nous avons réfléchi ensemble à un programme de recherche sur six ans, qui embarque des chercheurs en informatique et en sciences humaines et sociales dans le domaine des industries culturelles et créatives. Avec, comme objet d’étude, les problématiques que ceux-ci peuvent rencontrer dans un objectif d’accélération. Nous avons rédigé un projet scientifique, validé par différentes instances différentes.

Solveig Serre : Pour ma part, j’amène la partie sciences humaines et sociales, avec et pour les industries culturelles et créatives. Au travers de PIND, le projet sur la scène punk en France que nous portons avec Luc Robène depuis 2013, nous travaillons avec les acteurs de la culture, et pas contre eux, avec et pour eux. Et j’avais donc cette façon de travailler qui a beaucoup orienté la manière dont nous avons construit la stratégie du PEPR ICCARE.

Si vous deviez résumer l’ambition et les objectifs du projet ICCARE en quelques phrases ?

Solveig Serre : Je pense que c’est une transformation majeure dans la façon dont on fait de la recherche en France. La commande de l’État français est de travailler avec et pour les industries culturelles et créatives. Là où les chercheurs travaillent habituellement sur leurs sujets de recherche.

Avec des visées avant tout économiques. Nous avons néanmoins réussi aussi à amener de la nouveauté, notamment au niveau du symbolique. Raison pour laquelle deux projets ciblés ont été négociés âprement. Je fais référence à Dédale, qui a pour objectif de détecter et d’imaginer de nouvelles ressources aux marges, entendues dans tous les sens du terme, afin de participer à l’accéléation des industries culturelles et créatives en valorisant des manières de faire « autrement ». La mention des marges peut faire peur, alors qu’il n’était pas question ici des marginalités, mais de ce qui se trouve en dehors du noyau institutionnel.

Et le projet ciblé Eupraxie sur la capacité des ICC à devenir des leviers essentiels dans le développement des compétences des citoyens et dans la conception de sociétés non seulement résilientes, mais aussi productrices de bien-être. Ou pour le dire autrement, comment surmonter les crises ? Un projet qui est évidemment né de la crise du COVID-19. Également dur à négocier parce que certains ne voyaient pas l’intérêt d’un tel projet.

La volonté de l’État, elle qu’elle est énoncée dans la lettre de mission, est de développer des « briques technologiques destinées à optimiser les industries culturelles et créatives ». Donc c’est intéressant parce qu’on reste là dans un langage très étatique où le politique semble méconnaître ce que font les communautés de recherche, sans même parler des industries culturelles et créatives.

Cela traduit une vision très technocratique, souvent éloignée des pratiques de terrain, que ce soit du côté de la recherche ou des acteurs culturels. Même la terminologie pose problème. Parler d’« industrie » culturelle à des structures comme le Festival d’Avignon ou un collectif musical indépendant peut être mal perçu. Certains se reconnaissent dans ce terme, comme Universal Music, mais beaucoup d’acteurs ne s’identifient pas à cette étiquette. Personnellement, je préfère parler d’acteurs culturels et créatifs.

David Coeurjolly : L’objectif principal est de structurer une communauté de recherche autour des industries culturelles et créatives. Aujourd’hui, ces industries sont très peu reconnues comme champ de recherche en tant que tel, et les interactions entre chercheurs sont encore limitées. Si, à l’issue du programme, nous avons réussi à faire émerger des collectifs réunissant SHS et informatique autour des ICC — comme objet d’étude et comme cadre de collaboration — ce serait déjà une réussite. Cela passe par la construction d’un réseau national de recherche identifiable et pérenne.

Par ailleurs, ICCARE dispose d’un important budget pour financer des programmes de recherche. Six projets ciblés ont déjà été lancés, chacun doté de 1 à 2 millions d’euros. Ils portent sur des problématiques transversales identifiées dès le début du programme. Et nous disposons encore de financements pour soutenir d’autres projets dans les années à venir, au fur et à mesure que les besoins émergent.

Le défi est aussi de mieux comprendre les écosystèmes professionnels des ICC, qui sont très variés et parfois peu structurés. Il y a un écart énorme entre le créateur indépendant et les grandes entreprises du secteur. Trouver des structures intermédiaires capables de faire le lien avec le monde de la recherche reste difficile.

Six projets ciblés ont donc été définis dès le départ : Harmonie (créer, produire, diffuser à l’heure des technologies immersives et de l’IA), Themis (toucher les publics et repenser la démocratisation culturelle), Eupraxie (surmonter les crises : bien-être, démocratie, résilience), Dédale (alternatives culturelles et créatives, détecter et imaginer de nouvelles ressources aux marges), Styx (les mondes infinis du métavers, pour en faire quoi ?) et Comet (conceptions et usages des univers métaversiques). Comment ce choix s’est-il opéré ?

Solveig Serre : En fait, il y a sept projets dans le PEPR ICCARE. Il y a un projet que nous gérons, David Coeurjolly et moi-même, qui s’appelle le projet de gouvernance et d’animation. Et il y a effectivement six projets ciblés, d’après un casting très fin que nous avons mené ensemble ; ce qui a représenté un travail très important. Nous avons contacté les universités, les maisons des sciences de l’homme, les fédérations, les laboratoires d’excellence (LabEx), ainsi que de nombreuses autres structures. Ce qui nous a permis de constituer un réseau de départ. Il est important de souligner qu’il ne s’agit pas de gérer un projet comme on le fait classiquement dans la recherche, cantonné à l’espace d’un laboratoire. Mais bien de fédérer une communauté autour d’enjeux majeurs, qui répondent à ceux de la stratégie d’accélération dont nous dépendons.

Insistons peut-être sur le projet Dédale, dont la mission semble proche du travail que nous faisons au travers de Mutation et de La Spirale, à savoir mettre en lumière l’apport de la contre-culture, des cultures souterraines, des marges ?

Solveig Serre :  Nous les abordons sous deux angles. D’abord, comme des ressources situées en dehors des circuits habituels, à la périphérie des normes établies. Observer ces marges permet d’interroger les angles morts de la société. Aller regarder aux marges, c’est aller regarder ailleurs. Là où on ne regarde pas d’habitude, à la périphérie. À la périphérie de ce qui est établi, avec l’idée qu’une société devrait avoir un grand intérêt à regarder ce qu’il se passe au-delà de ses murs.

Ensuite, comme des éléments marginalisés, c’est-à-dire freinés, empêchés de se réaliser pleinement. Pour accélérer les ICC, il faut aussi comprendre ce qui les freine. Ces deux dimensions peuvent d’ailleurs se croiser : certaines ressources sont aux marges et bloquées. Certaines marges relèvent, par exemple, de l’enclavement territorial : zones rurales, insulaires, etc. D’autres touchent à des problématiques de genre : les femmes restent sous-représentées dans la création artistique. Or, intégrer leur regard permettrait d’ouvrir de nouvelles perspectives. Il y a aussi la question de l’intelligence artificielle, qui se situe à la croisée des chemins : obstacle ou opportunité pour la création ?

Cela illustre notre enjeu, plus large, de faire de la recherche autrement. Nous devons apprendre à collaborer avec des acteurs que les sciences humaines ont parfois du mal à aborder. Cela implique des méthodes nouvelles, une ouverture sincère, et le refus d’une posture d’observation à distance. Ce changement nécessite aussi un langage commun. C’est simple en apparence, mais complexe dans la pratique. Et cela passe aussi par une réflexion sur la médiation et les médias. Un projet qui vise à faire autrement doit aussi penser à diffuser autrement. Cela fait partie intégrante du programme.

Outre les projets ciblés que nous venons d’évoquer, il semble que vous ayez innové en intégrant la gastronomie et l’hôtellerie dans le champ des industries culturelles et créatives ? Ce qui n’était pas prévu au programme.

Solveig Serre : Disons qu’il y a ce que les services du ministère de la Culture conçoivent comme relevant du spectre des industries culturelles et créatives. En particulier la direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC), un service qui s’occupe de l’aspect plus « industriel » des industries culturelles et créatives. Et effectivement, cette catégorie que nous avons baptisé « art de vivre » ne figurait pas dans le canevas de départ. En tant que chercheurs du CNRS, nous pensons qu’il y a un intérêt à travailler sur ce secteur. Parce que le luxe, la culture sportive, l’hospitalité et la haute gastronomie pourraient à terme faire l’objet d’une discussion pour les rattacher aux industries culturelles et créatives, donc à la DGMIC.

De quelle nature sont vos liens, sinon vos échanges et vos collaborations, avec les professionnels des industries culturelles et créatives ?

David Coeurjolly : C’est un chantier en cours. D’un côté, nous avons les projets ciblés, qui relèvent davantage d’une logique académique. De l’autre, nous avons mis en place une structure dédiée, l’ICCARE Lab, dont l’objectif est de favoriser les échanges avec les professionnels.

Ce laboratoire organise des « journées d’accélération » sectorielles, financées par le PEPR. Pour chaque secteur, nous avons identifié des facilitateurs : un trinôme composé d’un chercheur en informatique, d’un chercheur en sciences humaines et sociales, et d’un représentant ou expert du secteur professionnel concerné. Cela peut être une personne issue d’une association, d’une direction de structure culturelle, ou simplement un professionnel bien implanté dans son domaine.

Par exemple, pour le secteur de l’édition, nous avons :

. Gilles Kraemer, éditeur expérimenté, habitué à travailler avec des chercheurs en SHS

. Michel Baudoin-Lafon, informaticien spécialisé dans les processus techniques de l’édition

. Alain Schaffner, chercheur en SHS, plus spécifiquement en littérature

Pour le jeu vidéo, domaine proche de mon expertise en informatique graphique, nous avons un chercheur STIC, un chercheur SHS ayant déjà une expérience de projets interdisciplinaires, et une représentante d’une association professionnelle du secteur. Pour le théâtre, nous avons par exemple sollicité un directeur de théâtre, avec une expérience terrain significative. L’idée est que ces facilitateurs animent chaque secteur, identifient les enjeux, et organisent deux à trois journées d’accélération par an. Ces événements permettent de renforcer les liens entre chercheurs et professionnels.

Mais selon les secteurs, le niveau de structuration varie fortement, ce qui rend parfois difficile l’identification des bons interlocuteurs.

Solveig Serre : Et j’ajoute que pour nous, en tant que chercheurs, s’ouvrir aux professionnels est un vrai enjeu. Car c’est aussi ça d’arriver à faire de la recherche autrement. Et donc ça rejoint encore une fois Dédale, c’est à dire de penser d’autres méthodes. D’interagir avec ces acteurs avec lesquels les sciences humaines et sociales ont souvent du mal à interagir. L’idée est vraiment de faire un travail de proximité avec les acteurs culturels et créatifs. Ne pas se comporter comme les visiteurs qui regardent des animaux en cage dans un zoo. Il y a un vrai cheminement à faire sur la manière de construire un langage commun. C’est simplement à dire, mais compliqué dans les faits.

Un autre point essentiel, qui va concerner Mutation. Nous avons beaucoup réfléchi à l’idée des formes de médiation et aux médias. J’ai pour habitude de dire qu’un projet qui réfléchit aux manières de faire et de créer autrement se doit également de réfléchir aux manières de diffuser autrement la connaissance, la culture, etc. Donc, c’est aussi une espèce de métaréflexion sur les formes de médiation et les médias que nous souhaitons intégrer au projet.

L’informatique se trouvant au centre de votre projet, au mêmes titre que les sciences humaines et sociales, est-ce qu’il vous semble juste de dire qu’aucun secteur des industries culturelles et créatives (ICC) n’échappe au numérique, aujourd’hui ?

David Coeurjolly : Absolument. Le numérique est omniprésent dans tous les secteurs. En revanche, la recherche sur le numérique dans les ICC est plus complexe. Le PEPR ICCARE vise justement à accélérer les dynamiques entre recherche et ICC. Il existe aussi d’autres initiatives plus technologiques, qui ne relèvent pas forcément de la recherche, mais qui développent des outils numériques. De notre côté, nous cherchons à mobiliser une communauté de chercheurs. Nous sommes convaincus qu’il y a des questions issues des ICC qui peuvent nourrir la recherche, et inversement, que les laboratoires – en sciences dures ou en SHS – ont des apports précieux à offrir aux ICC.

Vous évoquiez plus haut France 2030 et ses stratégie nationale d’accélération. Que doit-on entendre ici par « accélération » ?

David Coeurjolly : C’est une notion un peu ambiguë dans notre cas. Il faut savoir qu’il existe deux types de PEPR : exploratoires et d’accélération. Le nôtre a été classé dans la seconde catégorie, ce qui suppose un écosystème structuré, prêt à produire des résultats à moyen terme. Or, pour les ICC, cette structuration est encore en cours de construction.

Cela dit, certains besoins émergent déjà avec force. Par exemple, l’IA générative est une préoccupation majeure. Les acteurs nous sollicitent beaucoup pour comprendre son impact sur les métiers créatifs : est-ce une menace, ou un levier d’accélération ? Nous apportons un éclairage à la fois technologique et en sciences humaines.

Outre l’IA générative, qu’en est-il d’autres thématiques technologiques qui ont pu être à la mode à certaines époques, comme le métavers ou les NFT ?

David Coeurjolly :  Le métavers fait toujours l’objet d’attentions, même si l’effervescence est un peu retombée. La recherche, elle, reste active sur les technologies immersives (réalité virtuelle, augmentée, mixte), avec des approches en informatique et en sciences humaines et socials. C’est un vrai chantier scientifique. Il y a aussi des usages artistiques très intéressants en réalité virtuelle. 

Le métavers suscite à la fois des promesses et des inquiétudes. Sur le plan scientifique, il y a de vraies questions quant aux interactions entre l’humain et la machine, sur l’ergonomie des dispositifs, ses impacts psychologiques, etc. Du côté industriel, on voit émerger des formats très intéressants, notamment dans les performances artistiques. Mais il y a aussi des enjeux écologiques et sanitaires. L’ANSES a d’ailleurs publié un rapport à ce sujet. Ces impacts doivent être pris en compte, et c’est aussi le rôle des chercheurs de les analyser et d’éclairer les pouvoirs publics et les professionnels.

Quant aux NFT, c’était une commande du ministère au départ. Mais très vite, il est apparu que ce n’était pas un enjeu de recherche structurant. La technologie sous-jacente – blockchain, cryptomonnaie – est déjà bien connue et stable. En revanche, ses usages sont restés flous, souvent peu réalistes. Le sujet a perdu de sa pertinence.

Le gouvernement, ou plus largement les institutions, attendent-ils des résultats précis de cet investissement ? Quels sont les objectifs visés ?

Solveig Serre : On assiste ici à une transformation profonde des modalités de la recherche. Ce type de programme repose sur une commande de l’État adressée à un organisme de recherche, en l’occurrence le CNRS dans notre cas. Dans d’autres secteurs, cette mission peut être confiée au CEA, selon la pertinence du sujet. Ce partenariat prend la forme d’une lettre de mission : en échange de moyens, nous avons l’obligation de répondre à des objectifs fixés. Cela constitue une forme de pacte. L’État a formulé une attente claire : travailler avec et pour les ICC, et non sur elles, comme c’est souvent le cas dans la recherche. Il s’agit d’un changement de paradigme. L’objectif reste économique : optimiser les ICC.

Mais nous avons rendu un projet particulièrement original. Habituellement, dans les programmes de recherche, on rend des publications scientifiques. On vend des brevets. Nous avons fait un choix atypique : ne pas valoriser uniquement des publications ou des brevets. Pour nous, l’indicateur principal, ce sera le nombre de rencontres organisées. L’enjeu est de favoriser le dialogue entre chercheurs, acteurs culturels, et idéalement, responsables politiques. Car on le sait : même sur des sujets aussi cruciaux que le climat, la parole scientifique reste peu entendue. Si nous parvenons à créer des ponts vers les décideurs, à leur faire entendre ce que nous construisons, alors nous aurons réussi.

Quel serait pour vous un indicateur de réussite fort pour ce programme ? Et quels sont aujourd’hui, à vos yeux, les premiers objectifs à atteindre en terme de calendrier ?

Solveig Serre : Un vrai changement de culture, tant dans la manière de faire de la recherche que dans la relation aux acteurs culturels. Si, à l’issue du programme, les chercheurs SHS se sentent légitimes pour prendre part à des projets de création, s’ils ont appris à collaborer sans surplomb, et si les acteurs culturels perçoivent la recherche comme une ressource concrète pour leurs activités, alors nous aurons accompli quelque chose d’important.

D’autant plus si ce programme permet d’ouvrir un dialogue sincère et durable avec les pouvoirs publics, pour que la parole des chercheurs irrigue les politiques culturelles – alors oui, ce sera une réussite. La crise de la science en France est fausse. Il existe un vivier scientifique extraordinaire. Nous aimerions arriver à renouer le dialogue avec la société, ce qui a été perdu depuis longtemps. 

Les chercheurs sont déclassés, mal payés, considérés à la fois comme des élites et souvent peu respectés. Il me semble qu’il est possible de remettre la recherche au cœur de la société. On en revient systématiquement aux mêmes problématiques. Ce que j’ai eu l’occasion de dire au cabinet de la ministre. On a besoin de plus de chercheurs dans les institutions, de personnes qui savent penser. Les chercheurs ne savent pas faire un certain nombre de choses, comme de concevoir des budgets, par exemple.

Mais par contre, penser une société et son avenir, nous savons le faire. Ça fait partie de notre travail quotidien : recréer du lien dans la société au travers de la recherche. C’est hyper important. En tout cas nous, David et moi, nous allons œuvrer pour ça durant cinq ans.

David Coeurjolly : L’objectif est aussi d’animer une communauté nationale qui ne soit pas exclusivement parisienne. C’est pour cette raison que le lancement du PEPR ICCARE s’est tenu l’extérieur de Paris, à la Plaine Images, le hub des industries créatives installé à Tourcoing. Le projet Harmonie, qui a pour objectif de décloisonner le monde de la recherche scientifique, de l’innovation et de la recherche en art avec un lieu de rencontre, d’expérimentation et de partage autour de technologies numériques de pointe, est basé à Marseille, en lien avec Aix-Marseille Université.

Pour nous, l’important dans cette première phase est de clarifier le processus, que chaque étape soit lisible de tous. Lisible des chercheurs, certes, mais aussi lisible des professionnels parce que leurs attentes ne sont pas les mêmes. Un enjeu important pour nous est ainsi celui de l’ICCARE-LAB, avec des journées d’accélération par secteur pour créer les conditions d’une rencontre et d’un dialogue entre les communautés de recherche et les acteurs culturels et créatifs.

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