Mariano Fortuny « le cabinet de curiosités d’un artisan-magicien de la modernité »

Laurent Courau
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Mariano Fortuny « le cabinet de curiosités d'un artisan-magicien de la modernité » - La Spirale.org

Mariano Fortuny y Madrazo (1871 – 1949) occupe une place singulière dans l’histoire des arts. À la fois peintre, photographe, inventeur, scénographe, couturier, designer textile et inventeur de génie, il incarne cette figure rare du créateur « total », capable de traverser les disciplines sans jamais perdre de sa cohérence esthétique. Son œuvre se lit ainsi comme une synthèse harmonieuse entre la tradition et la modernité, le geste artisanal et l’expérimentation technique ; presque une allégorie de la Seconde révolution industrielle, période de découvertes scientifiques majeures, néanmoins fascinée par le surnaturel et l’antique.

Photographies © DR
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Né à Grenade dans une famille d’artistes et de collectionneurs, Mariano Fortuny évolue dès son plus jeune âge dans un environnement unique, fait de tissus anciens, d’œuvres d’art et de photographies, d’objets orientaux, africains et précolombiens, de maquettes de théâtre ou encore d’instruments techniques. Un véritable cabinet du curiosités, dans lequel chaque matériau, chaque objet s’avère porteur d’une esthétique rare, sinon d’un intérêt scientifique. Très tôt, il y développe une appétence encyclopédique et un regard aigu, presque tactile, pour les matières et la lumière.

Après avoir suivi sa mère à Paris, il découvre Venise en 1889 et en tombe aussitôt amoureux. C’est là qu’il finit par s’installer définitivement, quelques années plus tard, dans le Pesaro degli Orfei, futur palazzo Fortuny — où il déploie un espace de création polymorphe et protéiforme qui lui ressemble : atelier de peintre, laboratoire photographique, salle de scénographie, espace de teinture et d’impression textile, réserve de costumes et de tissus anciens. Le grand palais gothique devient une extension de son esprit, un lieu où convergent arts visuels, sciences, mémoire et expérimentation.

Bien que son œuvre picturale soit moins connue du grand public, Fortuny est un peintre accompli, héritier spirituel de son père, le grand peintre orientaliste Marià Fortuny Fortuny i Marsal. Qu’il s’agisse de portraits, de scènes symbolistes ou de compositions wagnériennes, ses toiles privilégient les ambiances crépusculaires, les transparences et les oscillations lumineuses. Une obsession de la lumière qui le conduit à s’intéresser à la photographie et surtout à l’éclairage scénique, domaine dans lequel il deviendra un véritable innovateur.

Passionné d’opéra, convaincu que la lumière doit devenir un instrument de création à part entière, il cherche à en moderniser les dispositifs scéniques. Vision qui l’amène à inventer le « dôme Fortuny », un système révolutionnaire d’éclairage indirect et modulable, permettant de créer des atmosphères diffuses, des ciels gradués, des illusions spatiales. Ses travaux séduisent jusqu’aux plus grands théâtres européens, le compositeur Richard Wagner envisageant lui-même une collaboration à destination du festival d’opéra qu’il organise chaque année à Bayreuth depuis 1876.

C’est pourtant dans le domaine de la mode que Fortuny connaît la renommée internationale. Avec son épouse Henriette Nigrin, ils créent des étoffes somptueuses et mettent au point des procédés secrets de teinture, de plissage et d’impression. Son invention la plus célèbre reste la robe Delphos (1907 env.), un chef-d’œuvre de simplicité et de raffinement. Pensée à contre-courant de la mode corsetée de son époque, la Delphos devient un symbole de liberté et d’intemporalité porté par Sarah Bernhardt, Isadora Duncan ou encore la collectionneuse et mécène Peggy Guggenheim.

À sa mort en 1949, son épouse Henriette lègue l’ensemble à la ville de Venise, permettant au palais de devenir un musée vivant de l’esprit fortunyen, où la lumière, le textile et l’expérimentation demeurent les véritables maîtres. Aujourd’hui encore, le palazzo Fortuny perpétue cette alchimie unique. Un espace hors du temps, suspendu entre l’histoire vénitienne, la grandeur des siècles passés et une indéniable modernité artistique. Où les visiteurs peuvent toujours ressentir la présence du créateur qui en fit une œuvre d’art totale, selon les préceptes de sa grande source d’inspiration, Richard Wagner.

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